Kinésithérapie en perspective
Une discussion orageuse avec
une kiné est à l'origine de cette mise au point. Mon interlocutrice
était -au moins au début- franchement furieuse que je n'aie
guère encouragé deux de ses patients à poursuivre
massages et physiothérapie. Traitement qui, isolé, ne les
améliorait pas, et leur coûtait cher, le remboursement de
ces soins étant très médiocre en Nouvelle-Calédonie.
Enfonçons quelques portes ouvertes:
la profession de kinésithérapeute affronte, dans sa recherche
de qualité, les mêmes obstacles que celle de médecin:
une politique de santé timorée fonctionnarise, nivelle revenus
et qualité des soins, pousse à des pratiques industrielles.
Pour gagner mieux sa vie, point n'est besoin d'améliorer ses compétences.
2 options en pratique:
1) Augmenter ses heures de travail au-delà du raisonnable. Meilleur
moyen de se dégoûter de ce que l'on fait?
2) Utiliser des machines pour s'occuper de davantage de patients simultanément.
Mais corollaire obligatoire: chaque patient verra son thérapeute
beaucoup moins longtemps. On ne parle plus de rééducation.
Ces 2 options ne transformeront même pas le kiné en millionnaire.
Pour cela il lui faut une situation démographique favorable et
un tempérament commercial, permettant de "vendre" des
parties de sa clientèle croissante à de jeunes kinés
et de les installer dans ses locaux. Mieux vaut sans doute carrément
changer de boulot, se transformer en bon VRP de matériel paramédical
et monter sa propre boîte. Car l'éthique de la vente de patients
a toujours été douteuse, tant pour les kinés que
les médecins.
Actuellement en France, la
seule limite au rendement pour un kiné est le volume global des
actes remboursés. Limite la plus stupide?
Aucune autre frontière n'est tracée. Pour dire s'il est
malsain que le patient connaisse mieux les cadrans de l'électrostimulateur
que le visage de son thérapeute. Pour dire quand le travail en
maison de retraite relève d'un rééducateur ou d'un
auxiliaire de vie. Pour dire quand le traitement de confort vampirise
les exercices.
Comme la médecine, la kinésithérapie
est malade des statu quo entre patient et thérapeute, où
l'un n'a pas envie de beaucoup se fatiguer, l'autre a des journées
plus faciles quand il laisse les clients faire ce qu'ils veulent. Le statu
quo est parfois tellement parfait que les séries de séances
s'enchaînent à la satisfaction des deux parties, alors qu'aucun
progrès n'est effectué sur le fond! Ce travail de rendement
médiocre peut déteindre sur la prise en charge de patients
plus motivés, surtout quand c'est le plus rentable. On est dans
la même (il)logique que le médecin qui remplit des demandes
d'explorations et des ordonnances "test" plutôt que d'examiner
son patient. Ou le psychothérapeute qui, sans contrainte de délai
pour l'amélioration, laisse dériver à loisir son
client (un tas de copains vont m'attendre à la sortie).
Haro sur les politiciens frileux
responsables de l'enterrement du système de santé. Les professionnels
ont surtout le tort d'être représentés par des organisations
corporatistes n'ayant jamais proposé d'alternative intelligente.
La santé est le nouveau bastion du communisme aveugle. Celui qui
améliore la qualité des soins avec une formation perd le
temps qu'utilise cet autre à traire un peu plus la Sécu
grâce à une clientèle pléthorique. La formation,
c'est pourtant le nerf d'une carrière et de la satisfaction personnelle
dans son travail. Combien, même thérapeutes compétents,
se lassent de leur activité parce que toujours identique au fil
des jours?
Revenons à la relation médecin-kinésithérapeute.
La théorie:
-Le médecin est au fait des bénéfices démontrés
-ou observés couramment- des soins de kiné sur la maladie
que présente son patient. Il rédige une prescription détaillée,
qui devrait comporter 2 parties: 1) la dénomination administrative
de l'acte, 2) le diagnostic médical, le rappel des grandes lignes
du traitement (pas parce que le médecin considère le kiné
comme un gros nul !... mais au contraire en soutien: le patient sera plus
disposé à faire ses exercices si c'est précisé),
enfin le plus important: des indications personnalisées propres
à faciliter le travail du kiné (traitements déjà
effectués, résultats des examens complémentaires,
possibilités du patient).
-Le kiné confirme, affine (ou rectifie) le diagnostic à
la 1ère séance, élabore un programme avec des objectifs,
"pointe" son parcours au fil des séances, et, si les
choses n'évoluent pas favorablement, reprend contact avec le prescripteur,
directement pour les détails ou par l'intermédiaire du patient
si un nouvel examen est nécessaire.
La réalité: la
théorie est noyée de nombreuses dérives, tant de
la part du médecin que du kiné:
-Le médecin se défausse du diagnostic sur le kiné:
"Ce patient a mal à l'épaule, les anti-inflammatoires
ne marchent pas, voyons si le kiné peut faire quelque chose".
Certains médecins traitants, en guéguerre avec les spécialistes,
épuisent ainsi tous les traitements dont ils peuvent rester les
chefs d'orchestre, avec comme seul diagnostic une impression de non gravité,
avant que le patient lassé n'aille de lui-même consulter
ailleurs.
-Le médecin a une relation clientéliste avec le kiné.
Pratique de moins en moins fréquente, je n'insiste pas. Mais, même
si les enveloppes disparaissent, persistera toujours le centre médical
commun, le kiné locataire du médecin, la consultation "de
contrôle" à la fin des séances...
-Le kiné a des trous dans son planning. Plutôt que de donner
des exercices pour le domicile, il va rapprocher les séances. Cela
n'accélère pas forcément la guérison, et le
nombre prescrit risque de ne pas suffire.
-Le kiné a un nouvel appareil de physiothérapie à
amortir. Tous les clients risquent d'admirer les chromes de la machine,
plus souvent que les mains légèrement tortionnaires de leur
thérapeute.
-Aucune incitation à guérir définitivement son patient
ou à prévenir les rechutes. Au contraire, c'est se couper
l'herbe sous le pied que de mettre en place un auto-entretien de la rééducation
à domicile, et de vérifier qu'elle est correctement effectuée.
C'est le revers du tiers-payant.
Quand les patients n'investissent pas grand-chose dans leur traitement...
Quand le thérapeute est rémunéré de façon
identique quelle que soit la qualité du travail effectué...
Quand le confort du patient devient plus important que les critères
d'examen...
La rééducation est difficile à évaluer de
façon objective. Comme la médecine manuelle, elle pâtit
de l'absence de méthodologie adaptée. Du coup, l'évaluation
est basique: ce sont les amplitudes d'une épaule atteinte de capsulite
ou d'un genou après prothèse. Le seul juge-gendarme est
le prescripteur, dont l'objectivité n'est pas forcément
sans tache: il a pu faire une erreur de diagnostic, ou plus couramment
un diagnostic imprécis. Il peut avoir de mauvais rapports avec
le kiné, ou au contraire de trop bons, générateurs
de satisfaction injustifiée. Le patient, qui ne paye rien ou pas
grand-chose, n'est plus un juge non plus. Il continue parfois les soins
pour faire plaisir à son kiné ou à son médecin.
Ce sont les 2 boulets que traîne
le système de santé: tiers-payant et absence d'évaluation.
Tant médecins que kinés ont pris l'habitude de réclamer
leurs honoraires à la Sécu tout en refusant superbement
toute évaluation. Mentalité de fonctionnaires, considérant
leurs privilèges comme allant de soi. C'était la mentalité
des fonctionnaires... il y a vingt ans.
Avec un peu de recul, chacun peut constater que c'est la source des pratiques
de soins industrielles, de plus en plus répandues.
En Nouvelle-Calédonie,
le remboursement de la kiné est beaucoup moins favorable. La plupart
des patients sont peu ou pas pris en charge. Leur investissement est important.
Ils sont plus attentifs aux résultats. Cela devrait favoriser la
qualité des actes. Cela ne fonctionne pas si bien. D'autres catégories
bénéficient du tiers-payant intégral: longues maladies,
soins post-op, accidentés du travail, article 115, assurés
métropolitains. Un fossé les sépare des premiers.
Ils ne rechignent guère à faire gratuitement de "l'accompagnement
prudent de soins", à la métropolitaine, tandis que
les patients-payeurs veulent des résultats rapides et proportionnés
à leur investissement. Lesquels, à votre avis, doit choisir
un kiné pour un minimum d'efforts?
Ca fonctionne même très mal: Les plannings sont occupés
par les tiers-payants désoeuvrés, pas vraiment prêts
à se fatiguer, et traînant interminablement leurs problèmes
d'hygiène de vie. Tandis que les artisans et autres salariés
actifs, qui seraient transformés par la rééducation,
ne viennent pas. Ils investissent chez l'ostéopathe non remboursé,
plus efficace en 1 ou 2 séances. Les calédoniens de souche,
physiquement actifs et endurants à la douleur, ont la pire opinion
que j'aie entendue de la rééducation. Ils ont pesé
et jugé la kiné "à la métropolitaine".
Ou plutôt à la citadine. Car la situation est identique dans
les campagnes françaises. Les mélanésiens sont dans
une situation plus radicale: la plupart ignorent tout de la rééducation
(coût, barrières culturelles, concentration des soins à
Nouméa). Affligés de handicaps devenus "archéologiques"
chez les occidentaux, ils ne connaissent pourtant pas la perte d'autonomie.
Il faut dire que le vieillard mélanésien solitaire est une
espèce inconnue.
Voici pourquoi, à Nouméa,
je rédige des prescriptions plus incitatives pour le kiné,
j'encourage le patient à évaluer son traitement, je le mets
en garde contre une prise en charge toujours exclusivement passive au
bout de quelques séances. C'est son intérêt. Ses économies.
Je fais pareil avec mes propres consultations. Je ne l'encourage jamais
à revenir pour remplir ma caisse.
C'est ce que j'ai expliqué à mon interlocutrice. J'ai dévié
son feu sur le système. C'est un véritable pervers, c'est
vrai. Mais le charger ne doit pas exclure l'autocritique. Souhaitons qu'une
réflexion interne démarre un jour dans nos professions.
Et qu'un projet émerge. Mais pour ébranler les conservatismes,
il faudrait que la situation devienne inconfortable pour les praticiens.
Faut-il le souhaiter?
VINCRE n'est pas le site de la critique
stérile. Nos solutions:
1) Jamais de tiers-payant complet. Ticket modérateur proportionné
aux moyens du patient et au budget qu'il doit consacrer à l'ensemble
de ses problèmes de santé. Séparer les longues maladies
"incurables" dans l'état actuel de la médecine,
et les maladies chroniques essentiellement par troubles de l'hygiène
de vie, sur lesquelles le patient a une influence... s'il veut bien faire
les efforts nécessaires.
2) Soumettre au prescripteur la facture de tous les soins prescrits. En
espérant le faire réfléchir sur leur pertinence.
Le médecin français est le moins bien payé au monde
parmi les pays comparables, et aussi le plus prescripteur... Une relation?
3) Codification du diagnostic, indiquée sur la prescription de
rééducation. En l'absence de méthode de validation
adaptée, réunions de consensus pour déterminer le
caractère indispensable ou non de la rééducation
par pathologie, le nombre et la durée des séances nécessaires,
la rémunération adaptée. Ces consensus sont régulièrement
renouvelés suivant l'évolution des connaissances.
4) Evaluation des thérapeutes, validation de formations, contrôle
de la qualité des actes, permettant d'acquérir des échelons
de rémunération, reconnaissance de spécialisations.
En résumé: une carrière pour les kinésithérapeutes.
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