De la médecine fondée sur
les preuves... 1/07/06
Couleur: Cet article (surtout destiné aux professionnels
de santé) critique la médecine fondée sur les preuves
(Evidence Based Medecine = EBM) mais ne la remet pas en question. C'est
une plaidoierie pour ne pas l'utiliser quand elle est incapable de répondre
à la question posée.
Pour apprécier l'efficacité d'une pilule contre une autre,
rien ne vaut l'essai scientifique classique. Les critiques faites sur
ces essais concernent même le respect insuffisant de l'EBM: biais
dans le protocole, biais statistiques, recueil des données laxiste,
financement intéressé qui enterre les résultats négatifs...
Une critique moins courante est le manque d'intérêt pour
le résultat du placebo, presque toujours plus efficace que l'absence
de traitement. Mais cela n'intéresse pas vraiment le financeur
de l'étude de vendre du placebo...
L'EBM n'est plus adaptée quand on étudie des effets à
long terme: lourdeur du protocole rendant le financement improbable, perte
de vue des patients diluant la puissance de l'enquête, comportement
des patients durablement influencé par l'inclusion dans l'étude.
La méthode prospectve, reine de l'EBM, est abandonnée au
profit de la rétrospective, qui évite difficilement des
biais de sélection. L'expérience propre du thérapeute
peut rejoindre et dépasser en fiabilité ces études.
Tous les médecins s'étonnent à un moment ou à
un autre de voir une belle enquête contredire ce qu'ils constatent
tous les jours dans leur cabinet! Qu'elle amène à se poser
des questions, oui. Mais ne chamboulez pas tout. Vous avez également
l'habitude de voir ces études, même prospectives, se contredire
d'une année sur l'autre.
L'EBM n'est pas non plus adaptée à la plupart des traitements
non médicamenteux. Il n'y a pas actuellement de protocole satisfaisant
pour étudier les effets de modifications d'hygiène de vie,
de manipulations vertébrales, de rééducation, de
psychothérapies. Les statisticiens planchent et apportent des idées
intéressantes*, mais le monde scientifique a ses propres dogmes
et conservatismes difficiles à faire évoluer. C'est une
micro-société aussi hiérarchisée et soumise
aux querelles de personnes que les autres.
Force est de constater qu'au total, l'EBM apporte peu de recommandations
gravées dans le marbre. Même quand elle valide l'efficacité
d'un médicament, elle ne peut affirmer qu'il ne crée pas
d'autres problèmes que ceux recherchés dans l'étude,
et sur la durée limitée de celle-ci. On a vu ainsi des médicaments
ayant un effet favorable sur la maladie étudiée... augmenter
la mortalité globale des gens traités (!) sans que la raison
soit claire. C'est un cas extrême. Mais la plupart des patients
ignorent que tous les traitements n'ont qu'un "rapport bénéfices/risques"
favorable. Favorable chez la majorité. Pas chez celui qui décède
d'une allergie ou d'une hémorragie à la première
pilule avalée. Même les antibiotiques, que l'on imagine dotés
d'un rapport excellent, ne le méritent que dans certaines situations,
sont peut-être défavorables dans la majorité de leurs
prescriptions actuelles sur des viroses hivernales. Et ils ont certainement
sauvé beaucoup moins de vies que l'amélioration des conditions
d'hygiène, ce que l'EBM n'a pas, à ma connaissance, démontré.
Que dire également des effets pervers d'un traitement médicamenteux:
Un ostéoporotique ou un hypertendu prend un traitement et croit
son os ou ses coronaires protégés. Il ne s'embête
guère à modifier son hygiène de vie quotidienne.
Sa durée et surtout sa qualité de vie est-elle améliorée?
L'EBM ne répond pas. Embêtant pour le médecin au moment
de prescrire un traitement qui va durer plusieurs années.
De plus, les conditions d'utilisation des traitements en situation courante
ne sont pas superposables à celles des études contrôlées,
où les patients sont beaucoup plus "encadrés"
et font preuve de davantage de sérieux dans les consignes. Dans
les traitements au long cours, environ 1 personne sur 3 prend régulièrement
ses médicaments. Les médecins eux-mêmes en ont une
impression fausse: ce sont leurs patients les plus "sérieux"
et aux ordonnances les plus lourdes qu'ils voient le plus souvent. Mais
c'est celui embarrassé d'un seul produit quotidien qui va l'oublier
le plus facilement.
Les excès de l'EBM sont nombreux. Prenons l'accouchement d'un
enfant par le siège: une étude britannique prospective
très
bien faite a démontré que le taux de complications d'un
accouchement par voie basse était nettement supérieur à
la césarienne. Haro immédiat sur le siège par voie
basse dans les services hospitaliers où l'étude est présentée.
L'obstétrique est une spécialité à risque,
où les procès sont nombreux. Trop dangereux de tenter
dorénavant
la voie basse. En cas de pépin, l'avocat de la partie adverse
se fera un plaisir de ressortir cette étude et d'accuser l'accoucheur
de ne pas s'être informé. Pourtant on meurt encore de césarienne.
Et les sièges qui se présentent favorablement ont un
risque plus faible que la chirurgie. Tout repose sur l'expérience
de l'opérateur,
tout un ensemble de petits facteurs qu'il synthétise quotidiennement
et que l'étude EBM est incapable de quantifier. Cette étude
sera responsable de complications par césarienne chez des femmes
qui auraient accouché normalement par voie basse. En plus il
sera difficile de revenir en arrière car sages-femmes et internes
en obstétrique ne sont plus formés aux manoeuvres spécifiques
aux sièges. Alors que point une étude française
donnant les résultats inverses de l'étude anglaise...
La conférence de consensus est le meilleur antidote aux résultats
brutaux de l'EBM. Ici chacun peut confronter ces résultats à
la pratique quotidienne. Chacun peut s'étonner de tant "d'hallucinations"
de patients spectaculairement soulagés par une infiltration ou
une manipulation, alors que l'EBM peine à valider la moindre efficacité
à ces techniques. Inconvénient du consensus, que nous discutons
ailleurs: l'avis qui rassemble le plus de suffrages n'est pas le plus
juste. Il n'y a pas de pondération par la qualité des avis.
L'utilisation du "service médical rendu" est-il une façon
de limiter les inconvénients de l'EBM? En théorie il pourrait.
S'il n'avait pas été créé dans un objectif
d'économies comptables et s'il ne reposait pas uniquement sur des
critères EBM. Il pourrait intégrer le jugement des utilisateurs,
qui sont aussi les financeurs. Les médecins auraient peut-être
la mauvaise surprise de découvrir que les patients préférerairent
se voir rembourser des séances d'ostéopathie que des boîtes
d'anti-inflammatoires et d'antalgiques!
Mais n'enterrons pas l'EBM. Les thérapeutes sont toujours très
satisfaits de leurs traitements et c'est l'EBM qui peut leur éviter
de se leurrer. C'est aussi l'EBM qui fait la part entre le ressenti objectif
(le signal douloureux) et le subjectif (l'émotion associée
à la douleur). Telle pilule semble essentielle à celui qui
ne vit que par la maladie. La même va être négligée
par celui qui fait peu de cas des aléas de la santé, alors
qu'objectivement elle lui serait plus utile. C'est l'EBM qui indique qu'un
placebo marcherait dans le premier cas, et plutôt un médicament
pharmacologiquement efficace dans le second cas.
Car l'EBM devrait se restreindre à des résultats statistiques.
Trop souvent ces études débouchent sur des recommandations,
prudentes certes, mais vite interprétées et détournées
de leur contexte. Il faut être statisticien... très bibliophile...
et soigner beaucoup de patients pour juger de la pertinence de ces recommandations.
Personne ne réunit toutes ces qualités. Le médecin
consultant moyen, j'en suis!, doit lire ces études assorties de
commentaires et critiques. On est déjà dans la recherche
du consensus. Mais les énergies sont bien dispersées dans
la recherche médicale, et les intérêts divergent.
Qu'interviennent des considérations de marketing et le consensus
se transforme en sable mouvant, qui n'enthousiasme guère le médecin
à la recherche de la panacée pour son patient.
*Pour les médecins intéressés par
les traitements rhumatologiques habituels, infiltrations et manipulations,
et les moyens de les évaluer: ce mémoire
traite entre autres des progrès méthologiques
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