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Les Maoris des temps modernes , par Alan Duff

Il existe en Nouvelle-Zélande un mouvement d'ardents défenseurs de la culture maorie qui cherche à imposer une identité maorie à la fois à ceux qui ont du sang maori, et à la nation tout entière. Ils veulent que la langue maorie soit obligatoire dans toutes les écoles. Ils ont imposé des notions de "valeurs maories" au gouvernement, en partant de l'éducation, jusqu'à la justice, la santé et l'environnement. Quelques-unes sont bonnes et tout ce qui peut aplanir les malentendus entre les deux peuples est digne d'éloges. Cependant, ces mêmes valeurs doivent être remises en question et examinées, et si elles ne sont pas suffisamment solides pour résister à une confrontation objective, alors elles doivent être supprimées. Sinon, nous courons le risque de l'intégrisme, de l'acceptation aveugle d'une pensée rigide que personne n'oserait contester et encore moins rejeter.
Ce mouvement maori a été créé par des libéraux blancs qui sont davantage des "manoeuvriers" du social que des citoyens néo-zélandais bienveillants. La plupart d'entre eux ont fait des études supérieures et presque tous ont des opinions de gauche. La gauche intolérante, je devrais dire. Quelques-uns d'entre nous ne peuvent s'empêcher de remarquer que ces mêmes libéraux blancs qui se font entendre - et plutôt bruyamment - sur la nécessité du retour aux traditions maories possèdent, eux, des maisons, bénéficient de bons salaires et élèvent leurs enfants parmi les ordinateurs, dans un environnement pédagogique moderne, tandis que les Maoris sont locataires avec des emplois précaires ou au chômage. J'affirme que ces gens-là nous enfoncent, ne cherchent pas à nous élever comme ils le déclarent avec une certaine autosatisfaction. Ils se font une joie de nous percevoir avec condescendance comme des autochtones trop contents de s'asseoir, les jambes en tailleur sur la terre battue, et de jouer à à des jeux traditionnels de bâtons, tandis qu'ils continuent à mener confortablement une existence pleine de stimulations intellectuelles, et à progresser sur le plan matériel et économique.
Ils préconisent pour nous un mode de vie datant de l'âge de pierre, mais ils n'envisagent pas un seul instant qu'ils puissent retourner à l'époque du Moyen Âge, au temps des bûchers pour les sorcières, à l'ère de l'obscurantisme.
Ces défenseurs de la culture maorie sont également coupables d'arrogance en s'imaginant que nous, les Maoris non traditionnels, souhaitons qu'ils déterminent notre identité et notre personnalité, et que nous devons agir, parler, penser d'une façon prédéfinie, ou que sinon nous ne sommes pas de vrais Maoris. Ils s'imaginent aussi que nos ancêtres menaient une vie qu'ils croient bien meilleure que tout ce que nous pouvons jamais espérer, et que par conséquent, nous devons nous en inspirer dans les domaines culturel, intellectuel et spirituel. Une culture qui consiste à pratiquer la vénération des ancêtres sans se demander s'ils avaient des qualités qui méritent d'être vénérées, et encore moins si leur sagesse et leur conduite trouvent une utilité dans notre monde moderne.
Mes ancêtres maoris pratiquaient le cannibalisme à grande échelle ainsi que l'esclavage. Leur culture était totalement dominée par des guerres tribales et dans un tel contexte, un développement intellectuel ne pouvait guère avoir lieu. Notre isolement signifiait que nous n'avions ni envahisseurs ni voisins qui pouvaient nous influencer, ni même nous changer. Cette société fruste et figée n'est absolument pas ce que nous voulons, nous les Maoris d'aujourd'hui ou du moins ceux qui ont fait des études et ont été instruits. Nous voulons ce que tous les autres ont : la possibilité de progresser dans une société démocratique et capitaliste. Nous revendiquons le droit de refuser qu'on nous impose des cultures, des idéologies et des religions. Nous voulons ce droit fondamental et démocratique le droit de choisir.
Est-ce qu'on peut demander quelle solution cette pensée traditionnelle propose aux Maoris des temps modernes confrontés à l'éducation parentale, dans un monde qui change rapidement, et où ils sont à la traîne pour commencer, incapables qu'ils sont de trouver un travail décent parce qu'ils ont suivi la tendance majoritaire maorie qui consiste à quitter l'école très jeune, et de ce fait à ne pas avoir de qualification professionnelle (ou alors très peu) et une culture qui n'a aucun respect pour l'éducation?
Qu'est-ce que les Maoris peuvent tirer du passé qui puisse servir dans ce monde aux rapides changements technologiques ? Comment la culture traditionnelle peut-elle nous faire passer de notre statut de locataires à celui de propriétaires, comment peut-elle nous permettre d'acquérir un large éventail de savoir-faire professionnels, des pratiques de lecture, d'éducation et de débat public sur des questions importantes dans des médias écrits ? Nous voulons simplement savoir comment nous pouvons être propriétaires de nos maisons, comment nous pouvons obtenir un prêt immobilier, et comment nous pouvons donner à nos enfants un avenir valable.
Je veux bien être pendu si je reconnais que le savoir d'autrefois est infaillible et que nos ancêtres étaient sages et savaient tout, sachant qu'ils vivaient dans une culture tellement étroite et dépourvue de toute forme intellectuelle Je ne reconnaitrai pas davantage que la vie avant l'arrivée des Européens était préférable à celle d'aujourd'hui, ne serait-ce qu'un instant. Que les choses soient claires: Aotearoa avant le temps de la colonisation n'était agréable pour personne, sauf pour la classe dirigeante et encore, ces dirigeants ne vivaient certainement pas dans des palais avec l'eau courante et une bonne hygiène. Tout le monde vivait à la dure. Et en comparaison avec aujourd'hui, incroyablement à la dure. La vie était dure pour à peu près tout le monde dans n'importe quel pays, il y a deux cents ans et plus. L'ère industrielle a été le début de la liberté de l'homme ordinaire. La démocratie et le capitalisme ont fait le reste.
Autrefois, l'idée de vieillir n'existait pas : la longévité moyenne était de trente-cinq ans. Nos ancêtres maoris n'étaient pas ces êtres gentils, aux cheveux gris qui dispensaient des trésors de sagesse et lisaient des livres à leurs petits-enfants assis sur leurs genoux parcheminés. Nous ne connaissions pas l'écriture. Nos ancêtres étaient des guerriers qui,
à l'approche de la trentaine, étaient des grincheux au visage tatoué et se retrouvaient morts vers trente-cinq ans, avec beaucoup de sang de leurs ennemis sur les mains, ennemis qu'ils cuisaient pour d'innombrables repas dont ils gardaient le souvenir, et qui transmettaient cette conception étroite du monde à la génération suivante qui faisait de même, et ainsi de suite, de manière constante jusqu'à l'arrivée des Européens.
La médecine était sommaire et c'est à peine si elle agissait. La moindre plaie infectée, la moindre dent cariée pouvaient anéantir un puissant guerrier avec la même facilité qu'un petit enfant. C'était une culture qui dépendait, pour l'essentiel, de la parole et des ordres du sorcier-guérisseur du village appelé To bu nga. Personne n'osait remettre en question ses jugements. Un rêve qu'il déclarait avoir eu, et c'était tout le village ennemi qui était mis à mort, femmes et enfants compris, avec un bon nombre d'entre eux qui passaient à la broche.
Et c'est à ce modèle social que les défenseurs de la culture maorie veulent qu'on revienne? Enfin pas tout à fait, mais j'espère qu'il est prouvé qu'on ne peut pas avoir le beurre et l'argent du beurre.
Et nous n'avons pas encore fini. Avant l'arrivée des Européens, tous les Maoris et leur lieu d'habitation puaient jusqu'à mille lieues à la ronde. Comme en Europe du reste, jusqu'à ce qu'ils fassent des progrès petit à petit. Pas de douche, pas de bain, de savon, de toilettes, aucun sens de l'hygiène. La démocratie n'existait pas, ne pouvait pas exister. Comme elle n'existe toujours pas à ce jour dans d'innombrables pays où la culture est rigide et inflexible, là où le dogme et l'ignorance règnent et où l'écrit joue un rôle mineur, si tant est qu'il en joue un. Je sais sous quel régime politique je préférerais vivre.
L'éducation consistait à apprendre par coeur et avait peu de valeur intellectuelle dans la mesure où l'esprit n'avait pas de place dans une culture où dominaient des guerres tribales incessantes. Dans mon roman Both Sides of the Moon, je pose la question : qu'est-ce qui arrive si un guerrier vénéré se livre à l'introspection? Qu'est-ce qui arrive à sa conception du guerrier?
Dans le scénario que j'ai imaginé, le guerrier perd sa volonté de combattre mais au bout du compte, il gagne une manière plus ouverte de voir les choses quand il rencontre un groupe d'exclus qui ont acquis des connaissances au nom du savoir lui-même. je cite le chef des parias de mon livre qui affirme:
"S'il y a déjà des réponses à tout pour tous les individus qui naissent, pourquoi chercher autre chose? Et alors que serait votre savoir si ce n'est la répétition exacte du savoir d'hier? Que se passerait-il si le monde du petit insecte et celui de la terre et de la vaste mer changeaient constamment, qu'adviendrait-il de votre savoir figé, et à quoi vous servirait-il? Le savoir, c'est comme le soleil qui perce derrière les nuages noirs de l'orage. Et la question, c'est un oiseau qui s'envole au-dessus de ces nuages. Si vous êtes né avec tout le savoir au-dessus de votre tête, à quoi sert l'apprentissage, la préparation quand la vie change? Et en quoi illumine-t-il nos lendemains?
Voilà ce qu'était la Nouvelle-Zélande quand elle était connue sous le nom d'Aotearoa, c'était un pays mais pas une nation, avec des tribus guerrières pas très différentes des pays européens avant que le changement ne fasse évoluer leur société. Un endroit où ni la loi, ni la règle ne pouvaient être défiées, ni l'esprit ne pouvait être changé et modifié. Chaque croyance spirituelle était tenue pour immuable. Il n'y avait aucun des droits que nous connaissons, aucune liberté de choix, aucun système électoral pour se débarrasser des despotes, des psychopathes et des vrais imbéciles. Il était carrément inconcevable que chaque citoyen soit à même de voter autant pour que contre son chef.
Le Maori d'autrefois était géographiquement isolé et ignorait l'écriture, peut-être l'élément le plus crucial de toute société espérant progresser. Le métis que je suis souhaite s'inscrire dans son époque, avec la démocratie, le droit à la liberté d'expression, le droit de choisir ses dirigeants politiques, sa culture, sa religion, sa tenue vestimentaire, ses propres idées et les trésors littéraires mis à sa disposition pour s'enrichir et s'instruire.

Alan Duff, écrivain
Janvier 2006.
Traduit de l'anglais (néo-zélandais) par Sonia Lacabanne